Le trombone de la secrétaire

Le trombone étouffe, le trombone s'ennuit, le trombone dépérit. Voilà le quotidien de ce trombone.
Il n'y a rien de captivant à dire sur lui, il reste étendu sur la table froide en chêne massif mais fatigué du bureau de la secrétaire. Ses yeux ne s'ouvrent même plus, trop habitués à analyser toujours le même schéma : son arrivée à 7h58, prétextée qu'elle travaille dur car elle est arrivée avant 8h, la pause café à 8h30, les appels téléphoniques à n'en plus finir, la venue des étudiants toutes les quatres minutes, quelques blagues avec sa collègue, et des histoires de filles à s'en faire retirer les oreilles, la pause déjeuner... puis enfin, le moment qu'il attend toute la journée : le classement de documents !
Mais, les jours se succèdent et se ressemblent tous, et pas une seule fois ce trombone est choisi pour être utilisé. Pas une ! Pourtant, c'est bien connu : le but de la vie d'un trombone est de servir à quelque chose : réunir des feuilles ensemble, ne plus jamais perdre des documents importants, la sécu, les impôts, les diplômes des étudiants insolents, on a toujours besoin d'un trombone !
Oui mais lui, ce trombone, n'est pas un trombone comme les autres : lui, il est un peu déformé, éraillé par la rouille, vieillissant, et bientôt inutilisable. Un jeudi après-midi, le schéma se répétait inlassablement, quand soudain, la secrétaire posa ses yeux sur ce trombone. Celui-ci sentit sa présence, ouvrit de nouveau les yeux qui, par le temps, s'étaient enkylosés, et reprit espoir. "ça y est ! C'est mon jour !" se disait-il gaiement. La secrétaire le saisit de sa large main moite, et approcha ses documents de son autre main, toute aussi répugnante. Le trombone, submergé par la hâte, suffoqua par tant d'excitation, sa respiration haletante menaçait d'exploser à tout moment. Pourtant, la secrétaire reposa les documents sur le bureau d'un revers de main, et se leva brusquement, empoignant encore le trombone, dont l'espoir et la joie se transformèrent vite en une expression inquiète. Une lueur de désillusion naquit dans ses yeux lorsque ce trombone aperçut la poubelle sous lui, et il ne vit plus rien quand la secrétaire le lâcha sans hésitation dans le trou béant du néant.
Ce trombone n'a jamais eu de réelle chance au cours de sa misérable existence et sa mort n'aurait pas connu un sort si différent, c'est comme s'il avait vécu sans réellement vivre, sans pouvoir accomplir son but avant de partir. Mais, dans son malheur, il trouva une lumière, cette lumière qui réchauffa son petit coeur de trombonne : dans cette nuit d'encre, ce trombone aperçut une silhouette grisâtre et chiffonnée. Celle-ci étouffa un sanglot, et ce n'est qu'après que le trombone remarqua une autre silhouette, toute aussi émaciée que la première mais un peu plus déchirée. Alors le trombone parut revivre, se relevant des ténébres et accourut vers ces deux pauvres âmes, et, comme s'il l'avait fait toute sa vie, comme s'il avait attendu ce moment depuis le début de son existence, il s'emboîta avec une aisance déconcertante entre les deux feuilles, afin de réunir ces deux âmes-soeurs sur lesquelles nous pouvions lire : "Demande de divorce acceptée".

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